Il ne veut pas avoir affaire à un formateur ou à un entraîneur qui ne pense qu'à gagner un titre ! Pour lui, un entraîneur n’est pas souvent un bon formateur. Il avoue que c’est assez dur pour un gamin de jouer à l’Espérance et que les parents mettent trop de pression sur leurs enfants…Sans langue de bois, le directeur technique de l’Espérance Sportive de Tunis, Gérard Buscher, puisque c'est de lui qu'il s'agit, nous parle dans cette longue interview de la formation des jeunes au sein de notre club, ses projets en tant que DT et de sa politique technique. Récit. 


Combien de licenciés compte l’Espérance et les différentes tranches d’âges et catégories?

Déjà, je suis responsable de la direction technique, donc en ce qui me concerne, la formation commence à partir de l’école B. Ainsi, il y’a 4 équipes écoles, deux équipes minimes, deux équipes cadettes, une équipes juniors et une équipe pour l’élite. J’ai essayé, depuis mon arrivée, de réduire les groupes. Maintenant, on a, à peu prés, 22 joueurs par équipes, ce qui nous donne quelques 300 gamins espérantistes.


Les tranches d’âges ?

De 10 ans à 21 ans. C’est l’occasion de rappeler qu’il faut rajeunir un peu l’âge des élites. Je pense qu’à 21 ans, où tu t’entraines avec les pros, tu n’as rien à faire ici. 


A votre venue, vous avez procédé à une évaluation de ce qui existe ? Quel est votre constat ?

Au niveau des structures, je pense qu’on est bien mais on peut toujours améliorer. On a de bons terrains, une salle de musculation, des kinés et une direction technique qui a été construite par le Club en 2007. Mais quand je suis arrivé ici, j’ai été un peu surpris de trouver des groupes de 35 joueurs par catégorie. Quel est l’entraineur qui pourrait travailler avec un groupe de 35 joueurs. Je me suis dit, qu’on n’est pas ici pour faire de la masse, nous ne sommes pas un jardin d’enfants, et il ne faut donc plus garder que les meilleurs. J’ai été aussi surpris par le niveau de pas mal de jeunes qui était assez faible. Donc il y’avait un problème au niveau de la sélection. 

Et la 3ème chose, j’ai constaté un grand problème par rapport à l’instabilité qu’il y'avait en formation. Avant que je n’arrive à l’EST, il y’avait eu trois ou quatre directeurs techniques en deux ans. Or, tout le monde devrait travailler suivant le même projet, mais cela ne se faisait presque plus en raison des multiples changements au niveau de la direction, ce qui est préjudiciable aux gamins. Il faut donc assurer la stabilité dans la formation pour mettre en place un suivi efficace. C’est presque comme à l’école, si tous les trois mois, tu changes de profs, l’élève ne peut pas avancer. C’est une instabilité chronique en Tunisie et en Afrique en général. Il faut plus de stabilité, et c’est ce que M Meddeb m’a confié en venant me chercher. En formation, moi je n’ai changé personne depuis que je suis à l’EST. Maintenant, les entraîneurs ont progressé dans la planification, et à partir de là, je ne peux pas me permettre de virer des entraîneurs et recommencer la formation à zéro. Les meilleurs clubs sont  les clubs stables où on peut sentir cette capacité de travailler dans la tranquillité et la sérénité.


Quelle est votre politique technique, les objectifs visés et votre priorité en tant que DT ?

Ma priorité consiste essentiellement à  former des professionnels. M. le président m’a donné cette lourde tâche et je me dois d’être à la hauteur de cet engagement. Ma deuxième priorité, c’est de former des hommes bien éduqués parce qu’on ne peut pas former des footballeurs sans former l’homme. Il devrait avoir un suivi tactique et technique pour former des grands joueurs mais si voulez des grands joueurs de football, il faut former de grands hommes. 

On oublie souvent qu’on a besoin d’avoir des joueurs bien éduqués, classes, qui savent s’exprimer, qui arrivent à l’heure et savent parler devant une caméra. Le joueur est une personnalité publique et il devrait donc avoir un comportement correct, exemplaire. Je pense que cela s’apprend. Plus de 80% des joueurs viennent des quartiers et les quartiers peuvent apporter une certaine vivacité d’esprit  mais pas nécessairement l’éducation. Il faut donc apprendre à nos jeunes tout cela !


Parlez-nous un peu de la formation des jeunes à l’EST ? Y’ a-t-il  un suivi quotidien des entraîneurs et des joueurs ? 

Le suivi est journalier. Le lundi, on fait des réunions techniques au cours desquelles on analyse les matchs. Nous regardons tous les matchs du week-end et on débriefe ensuite. On a mis en place une structure pour filmer toutes nos rencontres et celles de nos adversaires, cela va nous permettre de de former les entraineurs à préparer les matchs en vidéo. On met aussi un planning hebdomadaire, chaque équipe ayant un planning différent en fonction de la nature du travail à effectuer, en fonction des horaires des entrainements et on prépare les prochains matchs. Enfin, on consacre toutes les semaines un peu de temps pour la formation des entraineurs.


Y-a-t-il un travail spécifique avec une élite par exemple ?

Je pouvais le faire mais je ne le ferais pas,  sauf cas exceptionnel parce qu’il y’a en Tunisie le problème des horaires scolaires. A part, les élites, tout le monde va à l’école à l’EST.  Je ne suis pas un entraineur qui empêcheses joueurs à aller à l’école. On a 300 gamins, et il y’aura seulement 20 parmi eux  qui évolueront avec les professionnels dans 4 ou 5 ans.  Sur ces 20,  il y’aura 7 ou 8 qui vont rester à l’EST et les autres iront jouer ailleurs. 


20 joueurs seulement?

En 4 ans,  si tu arrives à former 20 joueurs, tu as le meilleur centre de formation au monde. Combien crois-tu pouvoir former de joueurs pros par an ? Combien de joueurs peuvent joueur en pro chaque année ? Deux seulement ! Donc sur 4 ans, on peut arriver à 8. Depuis 4 ans, citez-moi, un seul joueur  qui a joué avec les seniors à par Ghailène Chaalali. Tu ne peux pas avoir plus, même en France si tu arrives à former deux joueurs par an, tu es le meilleur directeur technique au monde. C’est le maximum.

C’est pour cela que je dis qu’il faut former des joueurs et des Hommes. Si un gamin ne réussit pas dans le football, personne ne s’occupera de lui et de son avenir plus tard. Je ne souhaite pas que ceux qui ne réussissent dans leur parcours deviennent des clochards après. Ce n’est pas dans mon rayon de dire qu’il faut changer le système d’éducation. C’est ce qui s’est passé en France. On a osé changer le système, et maintenant tous les centres de formation ont des écoles privées à l’intérieur. En Europe, les jeunes s’entrainent deux fois par jour, ils mangent dans les centres, et leurs entraineurs savent quand ils se lèvent, s’ils font la sieste etc. Ils ont un planning clair et fixe. Chez nous, ils sont à l’école le matin et s’entrainent l’après midi. Et quand peuvent-ils se reposer nos gamins ?Ils y’en a donc qui ne mangent pas beaucoup, qui ne s’alimentent pas bien et qui ne dorment pas assez. Ils ne sont pas suffisamment armés pour s’entraineur deux fois par jour. 


A l’Espérance sera-t-il possible de prendre en charge tous les joueurs ?

Cela n’est pas possible ! Et ce problème ne concerne pas seulement l’Espérance, mais il se pose sur le plan national. C’est un problème à résoudre si le pays entend miser sur les jeunes dans le sport de haut niveau.

 

Dans quels domaines nos jeunes doivent-ils progresser d’abord pour aspirer arriver en équipe professionnelle et ensuite pour espérer rivaliser avec les grandes nations du football ?

Essentiellement dans le domaine mental. Cet aspect se développe par le biais de la discipline et des règles à l’entrainement. Les entraineurs doivent être plus durs avec les joueurs et surtout les parents qui doivent être plus forts avec leurs enfants. Ici en Tunisie, c’est le royaume des enfants ! Je n’ai jamais vu des enfants aussi protégés et aussi gâtés. Les enfants sont excessivement protégés et ce n’est pas comme cela que ça marche.Venez donc voir des séances au parc où il y’a plus de mamans que de papas. Tu ne peux même pas dire au gamin de se replacer ! Bientôt les parents mettront les crampons et viendront jouer à la place de leurs fils. Cela complique beaucoup les choses parce que les parents pensent toujours qu’ils possèdent la 8ème merveille du monde.


Cela peut avoir une influence sur le rendement du gamin ?

Pire même !  Même si son fils frappe 20 mètres à coté,  il lui dit bravo « maalam », alors qu’en réalité c’est du n’importe quoi. Quand le gamin frappe à coté tu lui dis « applique-toi » et point final. Moi, mon fils, le deuxième pas le premier qui est pro ; et quand il était dans un centre de formation dans une équipe de ligue 1, alors que moi j’étais entraineur des séniors, le coach a décidé de le mettre au poste de gardien de but. Il était titulaire non pas parce qu’il était bon mais juste parce qu’il était mon fils. C’est une position artificielle. Et j’ai décidé de faciliter les choses. J’ai donc discuté avec l’entraineur et je lui ai dit que mon fils était nul en football, le deuxième gardien était meilleur que mon fils, et que c’était lui qui devait jouer alors que mon fils devait arrêter le football, il a deux briques à la place des mains. Ici les parents ne sont pas capables de dire que leurs fils ne sont pas bons. 


Mais c’est votre rôle d’imposer les règles ?

C’est ce qu’on est en train de faire ! La première règle c’est que les parents qui insultent mes entraineurs, n’ont pas leur place ainsi que leurs enfants à l’Espérance. Il prend son fils, ses affaires et s’en va. Il est aussi interdit pour les entraineurs de parler aux parents après les entrainements. Tu peux demander audience avec le coach ou le directeur technique mais on ne fait pas le spectacle autour du terrain. Moi, je discute avec tout le monde mais dans mon bureau. Sur le terrain, je ne parle pas et aucune discussion n’est envisageable. Sur ce plan, je suis soutenu à 100% par la direction de l’Espérance. Tu crois que le président admet qu’on insulte ses entraineurs ?  Jamais !


Parlez-nous un peu du parcours de nos jeunes cette saison ? 

On est un petit peu au-dessus de ce qu’on a pensé. Je suis satisfait de ce qu’on a fait depuis 5 ou 6 mois. Au niveau des résultats, on a fini premier dans toutes les catégories mais ce n’est pas ça qui m’intéresse le plus. Il n’est pas aussi important de gagner un titre en juniors ou en cadets. Finir premier c’est bien certes, car cela te permet d’évaluer ton travail. Mais, c’est plutôt la manière dont on joue qui me procure le plus de satisfaction. Depuis 5 mois, on commence à avoir une certaine manière de jouer. On n’a pas le même système de jeu dans toutes les équipes, mais on commence à avoir les mêmes principes de jeu. Si tu regardes toutes les équipes, tu pourras facilement dégager cet esprit «Espérance ». C’est ce qu’on a réussi à faire.


Nos jeunes enregistrent des résultats satisfaisants chaque week-end. Comment  trouver l’équilibre entre résultats et formation ?

C’est très simple. Tu mets un programme en place, un projet, et tu l’appliques. En formation, gagner des titres n’est pas une priorité. Les résultats viendront tout naturellement. Moi, je n’ai pas signé un contrat pour gagner tous les matches. Ma priorité c’est de former des pros. Je préfère avoir des formateurs que des entraineurs. 


Expliquez ?

Un entraineur n’est pas souvent un bon formateur. Les gens se trompent. Un formateur c’est quelqu’un qui a de la patience, qui fait répéter les choses, qui enseigne et qui doit former les pros. Un entraineur c’est quelqu’un qui doit gagner des matchs. Si tu mets un entraineur en formation, il  tue les gamins parce qu’il va leur demander de gagner un match. La formation c’est autre chose ! Les entraineurs sont bons  pour les séniors. Si un gamin fait un mauvais contrôle, loupe un but ou n’a pas fermé le côté et prend un but, en formation tu n’as pas intérêt de le virer, mais tu l’appelles et tu lui expliques pourquoi il a fait cela et comment s’améliorer. En pro, il prend ses affaires et il quitte le terrain. Voila la différence entre un entraineur et un formateur.


Mais l’Espérance aime les titres..

Je le sais autant que toi. Et on va les avoir ces titres, ne vous inquiétez pas. Il faut juste savoir qu’en formation, Il faut accepter que les gens se trompent, et perdent quelques matchs. Le gamin c’est un étudiant en football. Je ne veux pas avoir un entraineur qui ne pense qu’à gagner le championnat. 


Est-ce que vous pouvez nous décrire l’atmosphère qui entoure un match chez les jeunes ? Y-a-t-il une passion autour de l’équipe ? 

Trop de passion parfois ! Il y’a trop de pression sur les gamins. Les élites étaient à Bizerte et c’était scandaleux. Les gens jettent des pierres, il y’a trop d’agressivité. Chez les gamins, il devrait y avoir du plaisir et de la communion. C’est plus dangereux quand tu te déplaces avec les jeunes qu’avec les pros. C’est la même mentalité sauf que tu n’as pas de police chez les jeunes. A Bizerte, il y’avait 2500 personnes et deux policiers seulement. On a discuté de la manière dont se comportent les parents à l’entrainement, tu peux imaginer donc comment ils sont lors des matchs… Ici à l’Espérance c’est calme. On a perdu deux matchs et nos jeunes ont pris leur sacs et sont partis. Nos gamins sont exceptionnels. 

Venez voir les matches des Ecoles. A l’extérieur, tu trouves les dirigeants des autres clubs qui sont prêts à tricher pour gagner avec des gamins de 10 ans. Nos mimines C ont joué à l’Ariana et sont restés deux heures dans les vestiaires. Ils n’ont pu quitter qu’avec la police, c’est comme si on n’a pas le droit de gagner sur leur terrain ! On assiste à des scènes indignes avec des  bagarres générales, des insultes… alors que ce sont des minimes c, des gamins de 13 ans…  

En écoles, certains adversaires se présentent avec des minimes qui n’ont ni cartes d’identité, ni  licences. Ils trichent et quand tu fais un réserve, ils t’en veulent, et se demandent pourquoi tu fais ça, tu es l’Espérance. Mais tu te confonds avec les pros, mes gamins n’ont que 10 ans et ils ne veulent que jouer du football et s’amuser le samedi, et toi tu ramènes des gens deux ans de plus pour nous battre ? 

Quand tu es gamin, c’est très dur de jouer à l’Espérance. Tous les matchs sont des matchs de coupe. D’un coté, nos adversaires admirent notre club et d’un autre coté, l’Espérance est toujours l’équipe à battre, c’est la guerre tous les week-ends. Toutes les semaines, nos adversaires n’attendent que le match contre l‘Espérance. Globalement, je suis heureux d’être ici. Je préfère être un directeur technique à l’Espérance que premier entraîneur ailleurs. J’ai eu l’occasion pour entrainer d’autres clubs en Tunisie mais j’ai refusé car je ne veux plus entrainer des joueurs qui ne sont pas payés et des clubs qui n’ont pas de terrains pour s’entrainer. J’ai signé à l’Espérance car je veux la continuité. Je sais qu’il s’agit du meilleur club en Tunisie et que. M Meddeb m’a confié un grand projet qui est la formation des jeunes, l’avenir de l’Espérance.